Product Development et Tactique Théorique : Chargez

Au premier abord, il est difficile de faire un lien entre le développement produit cher à Geoffrey Moore et la doctrine militaire française de Michel Yakovleff. Plus nous avons avancé dans la lecture de Tactique théorique, plus les analogies nous ont paru nombreuses. Nous proposons de montrer comment des tactiques militaires peuvent être utilisées dans le développement produit. Dans ce post, nous nous concentrerons sur l’attaque ce qui en développement produit signifie avoir l’initiative.

De la victoire

Ca veut dire quoi gagner ? Michel Yakovleff répond de la manière suivante : La victoire, c’est l’atteinte de ses objectifs, l’absence d’objectif signifiant l’impossibilité de la victoire. Il s’agit d’imposer sa volonté à l’ennemi car si les objectifs n’étaient pas contradictoires, il n’y aurait aucune raison de faire la guerre. La défaite, c’est la perte totale d’options. La victoire consiste à jouir d’au moins deux options. Le chef combat pour gagner, ce qui revient à dire que le chef combat pour saisir l’initiative (s’il ne l’avait déjà) et pour la rentabiliser (une fois qu’il en dispose) .

Nous retenons deux points importants à savoir que l’on ne peut gagner sans objectif et que la victoire consiste à jouir d’options. En développement produit, cela veut dire point de salut sans vision (produit) et que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir. Votre produit est ‘mort’ à partir du moment ou vous n’avez plus d’options pour le faire vivre.

La minute théologique : Dans le business, l’ennemi n’est pas le concurrent mais le chaos du monde. Il y aujourd’hui peu de guerre symétrique avec de grands pays qui s’affrontent. On parle plus de guerre asymétrique avec des stratégies qui dépendent du type d’armée (conventionnelle, guerilla, …). La tactique militaire est cependant identique quelque soit le type de guerre, c’est la stratégie qui change. Dans le monde du business, on retrouve les mêmes notions avec peu de d’affrontement frontal. On essaye plus des statégies de contournement ou d’infiltration. La notion d’ennemi est donc toute relative.

Victoire stratégique et tactique

On peut gagner toutes les batailles mais perdre la guerre. C’est l’amère expérience de l’armée américaine au Vietnam. La victoire tactique est l’évènement qui contribue à la victoire de niveau stratégique. La victoire tactique est la saisie d’options. Si l’on regarde les statistiques des batailles, on se rend compte que pour gagner il faut en général un rapport de force minimal de 2 ou 3 contre 1. Aucun défenseur n’a gagné à partir de 10 contre 1. Là, nous sommes bien en train de parler d’une bataille et non pas de la guerre. Il peut être intéressant de mener une bataille à 1 contre 1 pour fixer un adversaire et gagner une guerre. La victoire est relative car elle dépend du référentiel (niveau) ou on se projète.

On retrouve ces notions dans les écrits de Geoffrey Moore sur les horizons de temps. On ne manage pas de la même façon un projet dont l’horizon de temps est court terme, moyen terme ou long terme. Dans son livre Escape Velocity, il parle d’options de croissance pour l’horizon 3 à 6 ans. Nous sommes dans de l’exploration avec des pratiques comme le Lean Canvas. De 1 à 3 ans, il s’agit des revenus en croissance qui seront les revenus de base de demain. Nous sommes plus dans de l’industrialisation. De 0 à 1 an, on optimise les revenus actuels. Il s’agit du cycle produit classique : J’explore, j’industrialise, j’optimise, je sors. Les conditions de succès des différents horizons ne peuvent être les mêmes

L’initiative, caractérisation et définition

La définition en doctrinue française :

  • Fixer ou définir les termes de l’action tout au long de la bataille ou de l’opération
  • Capacité d’être un initiateur pour agir quand il n’y a aucune instruction claire ou quand la situation change. J’ai l’initiative quand je fais ce que je veux et que l’ennemi fait ce que je veux

L’initiative absolue n’existe pas. Tout chef militaire est soumis à une volonté supérieure qui est soumis à des contraintes politiques. L’expression formelle de cette contrainte est la mission. Avoir l’initiative optimise le fonctionnement du système combattant. Celui qui a l’initiative est maitre du temps.

Nous avons beaucoup aimé une image donnée par Michel Yakovleff. Celui qui défend et s’attend à une attaque se retrouve à dormir en tenue de combat avec chaussures et barda. Dis comme cela, ça ne fait pas vraiment envie. Quand on adopte une posture défensive, on pourrait se dire que cela ne consomme pas d’énergie. C’est loin d’être vrai tant on mobilise des ressources au cas où et tant l’incertitude génère du stress. La défense vise à reprendre l’initiative. Il en est de même dans le développement produit, si vous ne faites que répondre vous serez au mieux deuxième.

Les actes élémentaires

Nous n’allons pas passé en revue tous les actes élémentaires car certains n’ont pas de sens dans le développement produit. Voici les plus intéressants pour nous :

  • Détruire : Deux unités au contact cherche à s’infliger des pertes. Chacun vise la destruction ou tout au moins l’attrition de l’autre.
  • Soutenir : C’est être en mesurer d’aider par le feu la manoeuvre.
  • Fixer : Fixer consiste à exercer une pression suffisante sur l’ennemi pour interdire tout mouvement ou redéploiement.

Ce que nous aimons bien dans ces définitions, c’est que l’on comprend mieux comment il est possible de perdre au niveau tactique mais gagner au niveau stratégique. Je peux être amené pour sortir mon produit au bon moment (avant mon concurrent) à développer des fonctionnalités qui n’auront pour but que de ralentir le dit concurrent. Le but est bien de maitriser le temps.

Dans la pratique, ces fonctionnalités de fixation (ou de soutien) s’appellent souvent des solutions tactiques. Le problème que nous voyons trop souvent, c’est que le tactique dure et que l’objectif initial de la manoeuvre change. D’une solution initiale prévue pour de la fixation, elle devient destruction. A l’arrivée, c’est rarement un succès. Il convient donc de bien positionner la fonctionnalité par rapport à son objectif.

Cinématique

Maintenant que nous avons parlé de victoire et d’actes élémentaires, il ne reste plus qu’à articuler les actes élémentaires pour arriver à la victoire. Il y a pour cela différentes tactiques qui sont en partie culturelles.

La percussion

L’attaque en force a pour but de submerger ou d’éradiquer une force. Son succès dépend essentiellement de la supériorité des moyens visant à la saturation. C’est la forme d’attaque qui s’accorde le mieux à la pensée militaire occidentale. L’assaillant malgré un rapport de force très supérieur offre toujours une vulnérabilité au défenseur. La saturation des moyens va de pair avec une complexification du commandemant. C’est particulièrement vrai lors de jonction de deux fronts. En exemple, c’est la bataille du golfe.

En développement produit, c’est la tactique assez simple du rentre dedans. Je fonce tout droit sans me poser trop de questions et sans nécessairement chercher à masquer mes ambitions. C’est donc plutôt une tactique de riches.

Pour donner un exemple actuel, nous pensons à SFR et les rachats consécutifs des droits de la Premiere League ainsi que les chaines découverte de Discovery. Je paie cher et je pars sur un affrontement direct.

L’infiltration ou attaque en souplesse

Elle est fondée sur l’insertion d’une part de la force avant l’attaque proprement dite. Ce procédé n’existe pas en doctrine américaine. L’attaque en souplesse présente plusieurs avantage à savoir qu’elle peut s’accomoder d’un rapport de force moins favorable du fait qu’elle vise les vulnérabilités de l’ennemi et qu’elle joue au maximum de la supériorité de petites unités. Elle exige que certaines conditions soient réunies comme le terrain qui doit se preter à l’infiltration et que la troupe doit être formée à être autonome. Côté inconvénients, la coordination dans la profondeur est toujours difficile voir impossible et il reste la question de la récupération d’une équipe infiltrée.

En développement produit, cela vous fait penser à quelque chose ? Je vais viser les zones de faiblesse de mes adversaires. Pour reprendre le point de vue de Peter Thiel dans From zero to one, je vais chercher une zone vierge ou je pourrais tenter de prendre le monopole. Je vais chercher la fonctionnalité différentiante qui va me permettre d’être plus ou moins seul.

Je vois deux exemples quelques peu différents dans le monde de l’entreprise :

  • Capitain train qui a proposé une interface plus ergonomique à la réservation de billets de train que les sites de la Sncf. Ils se sont insérés dans une opportunité ouverte par les nouveaux usages digitaux. Dans leur cas, il est intéressant de voir qu’ils ont aussi réussi à être exfiltrés en étant racheté par Trainline.
  • Je suis une grosse société et je pense que de nouveaux usages apparaissent et que j’ai donc un trou qui vient de s’ouvrir. Je crée alors de petites unités légères qui vont pouvoir profiter de l’option et s’insérer rapidement dans le trou. Je suis Société Générale et je rachète Boursorama. Je suis Auchan et je crée Auchan Direct. C’est dans cette possibiité que l’on voit plus le problème de coordination dans la profondeur. Est ce que les cultures de ces deux entités sont compatibles ? Comment est ce que cela peut coulisser ?

Le raid

Il existe une variante de l’infiltration qui s’appelle le raid. Il s’agit de faire une incursion rapide et profonde à l’intérieur du dispositif ennemi pour s’emparer d’une zone clé ou détruire un objectif de grand intérêt opérationnel. On parle de raid lorsque le détachement agit seul, hors de tout soutien pendant une durée significative. Ne pas oublier l’issue du raid qui sera soit la jonction, soit le désengagement.

Ca ne vous rappelle pas la notion de task force. Généralement, ce dispositif est utilisé lorsque l’on rencontre des problèmes. Cela peut néanmoins être utilisé pour créer une tête de pont. Je crée une équipe qui va aller plus vite voire très vite et qui va donc se couper de ses relais. Je ne suis pas sûr d’une opportunité business et donc je crée une équipe ad hoc. A l’issue des premiers tests, soit je la disperse soit je la rejoins.

La feinte (embuscade)

La feinte est un mouvement simulé par lequel on trompe l’adversaire. Il s’agit de mesures visant à induire l’ennemi en erreur grace à des truquages, des déformations de la réalité ou de falsifications en vue de l’inciter à réagir de manière préjudiciable à ses propres intérêts.

Pour utiliser cette tactique, il est mieux d’avoir identifié un adversaire. Il est actuellement assez difficile d’utiliser cette tactique pour les sociétés côtés sous peine de divulgation d’informations erronées. Il s’agit plus de masquer ses propres intentions que faire des écrans de fumée. Dans les exemples récents, nous pensons à l’arrivée de Free sur le mobile avec des offres tarifaires beaucoup plus basses que ce que les concurrents avaient en tête.

Si nous étendons la notion de feinte à la notion de surprise, il y a des parallèles intéressants à faire avec Antifragile de Nicholas Taleb. Je peux choisir de développer des fonctionnalités pour des cas peu probables. Si je suis en capacité de développer très vite de nouvelles fonctionnalités, je peux aussi réagir à un évènement improbable. Comme je suis très rapide, je peux profiter des opportunités qu’il a ouvert avant les autres.

Torturer l’enfant

Avertissement : cet intitulé n’est pas une apologie de procédés barbares, mais un emprunt au chinois. Il s’agit d’isoler une fraction significative de la force adverse et d’entamer sa torture (exercer sur lui une pression suffisante pour qu’il se sente au bord de la destruction). Ce coup s’avère utile à un assaillant qui veut faire l’économie d’un siège. Il consiste à provoquer un combat décisif en rase campagne.

Plutôt que d’affronter un adversaire sur son terrain, il s’agit de déplacer la bataille sur un terrain où vous êtes le plus à l’aise. Et donc il faut choisir un domaine dans lequel vous avez la supériorité et d’appuyer la où ça fait mal pour l’adversaire sans pour autant l’anéantir. Vous souhaitez qu’il bascule une partie de ses forces sur ce domaine pour l’affaiblir de manière globale. L’idée est de créer une brèche sur le coeur en déportant les défenses.

Conclusion

Nous espérons que cet article vous a inspiré dans le sens où il vous a donné d’autres façons de voir le développement produit. Dans un prochain post, nous décrirons comment en position de réaction il est possible de reprendre la main.


Sources:

Olivier Albiez

Je suis artisan logiciel et coach agile chez Azaé, passionné des méthodes de travail et de l’auto-organisation dans les entreprises. Curieux par nature, je suis toujours à la recherche de ce qui peut améliorer le travail collectif d’une organisation. Je suis récemment co-fondateur de Deliverous. Je suis signataire des manifestes Artisans du Logiciel et Agile.

Samuel Retière

Développeur, maitrise d’ouvrage, chef de projet, manager, coach agile et maintenant … coach en organisation agile

It is not the strongest of the species that survives, nor the most intelligent that survives. It is the one that is most adaptable to change. (Darwin)